J’ai presque des larmes de rage au moment où je distingue ce poisson devant son rocher, sous une frondaison. Il ne m’a pas vu.
Je recule de quelques mètres, remonte la rivière doucement, et m’oblige à évacuer toute la frustration emmagasinée depuis le matin.
La trame d’un mauvais film s’est peu à peu mise en place pour cette dernière journée au bord de la perle du Jura avant plusieurs semaines.
D’abord le débit qui triple en moins de deux heures, et l’eau qui se salit, puis le vent qui balaye la rivière de face de plus en plus fort. Dans ce contexte, chaque coup de ligne est une épreuve, chaque échec une gifle. Un ferrage trop appuyé, sans doute un nœud mal fait, et c’est un premier poisson manqué.
Ensuite, un second poisson, qui est monté tout doucement sur ma mouche dans un puissant contre-courant, me fausse compagnie après avoir dévalé une veine d’eau blanche.
Sur une fin de plat, je suis contraint de pêcher depuis le courant principal, les pieds sans cesse à la recherche d’un appui, les jambées tétanisées par l’effort et le froid, pour tenter deux poissons qui gobent sur un plateau rocheux. Tous deux à peine piquées prennent le milieu de la rivière où je me trouve. Le vent fait le reste du boulot, enroule la soie molle autour de la canne, et m’oblige à assister au spectacle de la ligne qui se retend jusqu’à la rupture sous l’effet de la fuite du poisson.
Je n’ai pris qu’une petite truite de moins de 30 cm, laissé mouches et parfois pointes à des poissons, ce que je déteste, et la rivière est devenue presque impêchable.
Alors ce poisson, là devant, j’ose à peine l’attaquer. Le coup empêche de fouetter, c’est forcément à l’arbalète, pratique que j’exècre. Le scion de ma canne est au niveau du poisson. C'est tellement difficile, un tunnel de végétation, je suis tellement certain de l'échec, que j'arrive enfin à me détendre. Après quelques tentatives en sèche contrariées par le vent (j’avais peur qu’en nymphe l’imitation accroche le rocher où se tenait la truite et ruine mes espoirs), j’envoie un gammare léger, au deuxième passage, le poisson se décale pour se saisir de la crevette factice. Ferrage au ras de l’eau pour éviter les branches, le poisson connait son terrain, le 15°° le décolle des pierres où il va chercher un premier refuge, puis l’empêche de rejoindre l’amas de branches qui borde le courant. Combat tout en force qui finit dans la filoche, le poisson reprend ses forces dans l’eau froide, moi je suis heureux.
Je peux dire adieu à la Bienne pour quelques semaines, le temps d’accueillir comme il se doit la petite princesse qui va naître en juillet.