Je suis sa vieille canne, délaissée depuis des années. Je n’étais pas sa toute première, mais son premier fouet en carbone, c’est moi. J’ai beaucoup compté pour lui, et d’ailleurs j’ai longtemps été la seule… Il y a un mois, il est venu dans la maison maintenant vide de ses grands-parents, il m’a tirée de mon tube métallique, m’a inspectée 5 minutes, et puis plus rien jusqu’à ce matin. Vers neuf heures, il est arrivé et j’ai lu dans ses pensées qu’il allait m’emmener à la rivière ! Le coffre de sa voiture s’ouvre et il me dépose en travers. Dis donc mon gars, une voiture assez large pour çà, tu t’es embourgeoisé depuis le temps ! Où est la 4L ? On part et je suis aux anges. Lui, il tique en entendant le tintement agaçant de mes anneaux contre le métal du tube. Ai-je seulement été protégée d’un fourreau de toile un jour ? Il ne sait pas que ce bruit là a été longtemps celui du bonheur, quand il partait là-bas en Ariège ou dans le sud-Aveyron… Le trajet est court, alors c’est qu’on va au Viaur: est-ce que je vais retrouver les bancs de sièges(1) immobiles au soleil? ou les gros cabots(2) mafflus qui croisent sous les vergnes(3) ? Tiens, il est en train de se dire qu’avec le Viva ça devrait aller. C’est quoi un Viva ? Cà !? Ah, mais si, je me sens bien, ça change du gros machin beige à ressort dont il m’affublait au début ! La soie n’a pas l’air mal… Il a bien commencé à passer dans mes anneaux quelque chose en plastique, mais il est revenu à ma matière préférée: j’aime ce rugueux léger et la couleur de miel. Allez, à l’eau, vite, vite ! C’est bien le Viaur: rien n’a changé ici depuis ces années lointaines. Sauf les poissons: sièges disparues (la maladie de peau les a t-elles toutes tuées ?), cabots rares ce jour là. je lui en ferai prendre un de 42, un gros quoi ! Eh bien non, il a dit « joli », alors il lui faut quoi à Monsieur, du 50, c’est ça ? Je l’entends penser que je suis un peu molle et un peu lourde mais qu’il arrive à s’en sortir. Je rêve ! « s’en sortir »; il pêchait mieux de mon temps: le coude bien collé au coté, de magnifiques arabesques dans les airs… Aujourd’hui, sa main gauche se mêle de tout, son bras et son poignet font n’importe quoi à droite ! C’est ça l’influence de tes Américaines ? Hé bé Cérou, tu ferais mieux de les remiser tes stars US ! Là, dans la fosse, contre la pile du pont, il y a une troupe de barbeaux: les reflets jaunâtres les trahissent. Certains montent sur la raspe(4) un peu en amont. Comment ça, on va les tenter ? Avec quoi ? Même avec un porte-bois quand t’étais gosse tu n’en prenais pas, alors à la mouche… Il met un truc à bille orange, lourd; s’il croit que je vais propulser ça ! En effet, j’ai du mal à m’y faire ! Aïe ! Là je sens qu’il n’est pas content, que son Américaine à la place… Oh, ça alors, le petit barbu de 40 a pris sa « nymphe » quand elle est passée à ras du fond. Cassé ! fallait faire attention mon gars… Après, c’est une autre casse sur un gros de 60 qui nous a gratifié d’un saut. Je n’avais jamais vu çà ! J’en tremble et j’en grince encore ! Nous rentrons déjà à la maison et je peux me remettre de mes émotions. Je sais qu’au début de ses vacances il avait pris plusieurs barbeaux avec « l’autre ». J’espère qu’il mettra mes déboires du matin sur le compte de la malchance… Voilà, à l’heure où vous me lisez, je suis revenue à ma place là-haut, dans la maison du silence. Mais je sais que l’été prochain il me reprendra à la rivière avec son Viva et ses mouches; qu’on ne me reparle plus de billes, de tungstène ou de barbeaux: j’ai failli y rester les amis ! de: canne Pezon et Michel, 8’6 en deux brins, de 1982 ou 1983 (1)vandoises (2)chevesnes (3)aulnes (4)lame d’eau peu profonde