Nombreuses sont les expressions qui font état de la fragilité de nos situations en ce bas monde, mais s’il en est une que je rumine depuis une semaine, c’est bien que le bonheur ne tient qu’à un fil… Et je peux même vous donner la marque de ce dernier. Vendredi en 10, nous entamions avec François un de ces épisodes hors du temps, plaisir rare où la vie s’emplit des seules considérations relatives à la pêche. Quatre jours de pêche dans le Jura, autant dire un de ces moments dont on rêve à l’avance et dont on a encore le goût plusieurs jours après. Mais dans le texte qui nous occupe, je ne livrerais qu’un moment, un petit quart d’heure durant lesquels les secondes m’ont paru tour à tour une éternité ou au contraire un moment si fugace qu’on se demande si on ne l’a pas rêvé. La Bienne, souffrante mais si belle, perle du Jura dont je ne vois aujourd’hui que le teint fané mais dont je me plais à rêver la splendeur passée. François remonte une berge, seul l’appel fluo de son épuisette me permet de discerner le lorrain enfoui au plus profond des buissons de buis. Pour ma part, je décide que ma taille doit être un atout, et lentement je remonte la fin d’un lisse, héron bardé d’un moderne attirail qui doit bien faire rire nos collègues gris cendré et blanc sur le poitrail. Quelques gobages minuscules attirent mon attention. Ils semblent être l’œuvre de créatures invisibles ou bien de poissonnets. Je passe tout de même une sèche, pour voir, je loupe, plusieurs fois. Je suis sur la Bienne et je perds mon temps avec des alevins, que ma bêtise de l’instant risque en plus d’abimer. Un poisson vient mettre fin à cette pratique puérile, une superbe truite vient chasser un ombret (bonne nouvelle la présence de ces derniers) pour venir se positionner à quelques mètres de moi, profitant du soleil qui réchauffe et du léger courant qui la fait dodeliner de droite et de gauche au fur et à mesure que les larves défilent sur le fond. C’est mon heure, le coup parfait, celui tant attendu, pas d’arbres, pas de contre courant, que moi, la rivière, la truite qui semble s’alimenter, et deux pêcheurs qui observent la scène d’un pont. Ma pointe me parait courte, je coupe et refais, vérifie, le nœud cède une fois, je recommence, tout me semble prêt. Quelques lancers malheureux, la truite décrit une boucle et reviens se positionner au même endroit, peut être même encore mieux placée. J’ai au bout de mes deux longueurs de canne de bas de ligne une petite nymphe légère mais dense, avec ce qu’il faut de vie. Je l’ai choisie dans la boîte sans hésiter. Nouveau lancer trop en arrière, celui là trop à côté, le troisième est parfait, la mouche est tombée près de deux mètres en amont du poisson, avec la délicatesse d’une goutte d’eau. D’abord il n’y a rien, puis la truite semble fixer un point, se déplace lentement et vient piocher au fond. Je revois encore la scène, c’était si calme, une fenêtre entre les coups de vent qui ridaient l’eau, un lent défilé images par images, le temps semblait s’étirer, s’étirer, s’étirer. Je ferre, fort, trop…. La grande gueule s’agite quand le poisson bascule sur le côté, c’était si lourd, mais si fugace… L’élastique tendu du temps à rompu et me laisse pantelant. Je jette des insultes qui ricochent sur le miroir de l’eau, je balance ma casquette sur cette surface qui ne veut jamais me laisser apprécier ses trésors de près. Un fil vous disais je…