Aujourd’hui, dimanche matin, la vallée se réveille un peu embrumée. C’est un jour vert et gris, une lumière terne enrobe les arbres d’un parfum secret, les chants des oiseaux sont moins bruyants qu’à l’habitude. Le renard du matin est quant à lui toujours dans ce petit champ encaissé à droite de la route, après le virage serré, et le tonnerre grogne au loin, augurant une belle rencontre si on se fie à l’ami Georges qui roule ses vers liquoreux et bourrus dans les enceintes du partner. La rivière est très basse, il fait bon, et mon poste d’eau calme commence à se parer de feuilles en surface. La visibilité est néanmoins bonne et permet d’apercevoir ces silhouettes tant convoitées. Les premières, modestes, s’en vont paître à l’amont en s’éloignant de ma planque, ignorant même le « danger » qui les guette encore tapi dans le feuillage brillant en attendant la grand-mère dodue… Ce poisson, de par sa taille, modifie la surface de l’eau en se déplaçant. C’est-à-dire qu’on le devine avant de le voir à la légère onde qu’il crée lorsqu’il effectue son circuit de bordure à la recherche de larves. C’est dire s’il est gros. A vrai dire, je n’en ai jamais vu de si gros depuis que je pêche à la nymphe à vue à part à Sommedieue, ce qui ne compte pas. Cela va faire trois ans… C’est elle. Elle qui ne m’a pas vu. Elle que j’ai ferrée et décrochée aussitôt il y a déjà trois mois sur une émergente de mouche de mai, en sèche à vue, dans un coup de pêche d’antipodes, inespérable sur une rivière à une heure de route de chez moi. C’est elle qui arrive de l’amont, qui passe à moitié sous le buisson immergé à un mètre de la berge, tranquillement. Je bande ma canne et expédie mon imitation mais le scion rencontre une branchette et le fil est accroché, la nymphe pend à un centimètre de la surface juste au dessus du poisson qui passe, sous mes yeux ahuris. Je tire sur le fil doucement, puis plus fort en souhaitant de tout mon être qu’il se décrochera à temps et discrètement. J’ai l’espoir vague et idiot qu’elle va rester dans le coin, manger sous mes yeux pendant que je me dépendrai de cette foutue branche, qu’elle ne va pas partir pour toujours à cause cette erreur si bête, si commune et en même temps de plus en plus rare au fur et à mesure de ma progression dans cette technique fascinante. Le nylon se libère enfin mais le monstre est parti me laissant amer, frustré et vraiment déçu. Une heure plus tard, après être descendu un peu, je repère sur la berge opposée deux gros poissons, le plus gros chassant l’autre pour lui prendre son poste sous un arbre. Ce dernier est ce soir décoré d’un gammare en lièvre gris-olive du plus bel effet, et la truite bien planquée sous sa racine. Commençant à perdre espoir, je pêche des gardons à l’arbalète dans un gour quand un sous-marin sort tranquille de nulle part, en diagonale vers moi, pile à portée de tir. La précision, le timing et la discrétion du lancer sont parfaits. La nymphe tombe sans un ploc à un mètre du poisson qui accélère légèrement sa nage vers l’impact. Moment magique par-dessus tout, il s’arrête et ouvre la gueule en mâchant imperceptiblement. Au paroxysme de l’excitation, je ferre énergiquement. Énergiquement car j’ai eu trop de gros poissons décrochés cette saison. Énergiquement car j’ai un solide 14/100 tout neuf à ma pointe. Énergiquement car je veux que mon hameçon pénètre profondément dans cette vieille gueule rusée et que ce soit moi qui le lui retire de mes propres doigts tremblants de bonheur. J’ai juste senti « clac ». Le poisson a encaissé le choc sans bouger d’un millimètre puis s’est tiré en secouant la tête d’un rire enragé, me laissant pantois sous ces grands arbres crochus qui semblaient pleurer avec moi dans la misérable grisaille de ce tiède dimanche de fin de saison.