Traditionnellement, la joyeuse troupe de moucheurs que nous constituons se retrouve le 1er mai pour l’ouverture de la pêche au streamer. Mais cette année, crue oblige, nous avons été obligé de reporter notre descente en bateau. Le jour J il roule en effet 1000 m3/s dans le secteur que nous souhaitons pêcher. A contre coeur, il nous faut repousser l’ouverture. 8 jours plus tard, la Dordogne n’est toujours pas passée en dessous des 400 m3/s. Et à 8 h 30, lorsque nous arrivons au bord de l’eau, nous découvrons une eau puissante, verdâtre et tumultueuse. Toutes les plages sont recouvertes d’environ 1.50m d’eau. Des peupliers, plus ou moins couchés, fendent le courant vif sur toutes les bordures et vont rendre tout accostage délicat en constituant des pièges redoutables. Bref, prendre l’eau est risqué, nous en convenons tous. La moindre erreur se payera cash. Mais un bon casse croûte nous remet du coeur à l’ouvrage. Sauf qu’en observant mon pontoon, je constate qu’un de ses boudins est dégonflé. Une crevaison lente qui dans d’autres circonstances ne m’aurait pas empêché de prendre l’eau. Mais avec plus de 400 cubes, pas question de prendre le moindre risque. Retour à la maison donc pour réparer. Lorsque je rejoins mes coéquipiers un peu après 13 heures, Yo a déjà pris un bain, victime d’une baïne traitresse. Derrière chaque peuplier immergé, la crue a creusé un trou. Si bien que les fonds sont très irréguliers. Des zones avec 50 cm d’eau sont soudain suivies de trous profonds. Grâce à son efficace gilet de sauvetage et des fringues de rechange il s’en sort bien mais perd son téléphone Note… Après un ravitaillement, mes premières impressions sur l’eau confirment mes craintes. Ca va vite, très vite. Il faut anticiper les obstacles très longtemps à l’avance, les postes sont rares, les pièges nombreux. Malgré une soie Di 7 et des streamers lourdement plombés à l’aide de casques tungstène, impossible de pêcher creux. La vitesse du courant flingue deux postes sur trois. Ca ne va pas être simple. Fort heureusement, il y a quelques couasnes de pêchables. Dans l’une d’elle, nous pouvons tenter les brochets. Les premiers suivent sans attaquer. J’arrive à capter l’attention d’un 65/70 cm qui suit mon stream sans déclencher. Je lui fais le coup de la feuille morte et je le vois très distinctement prendre ma mouche. Malheureusement, mon ablette a poursuivi sa course plus que je ne le pensais lors de la dernière traction. Si bien que mon ferrage n’arrive pas avec suffisamment de puissance au poisson. Cela a juste pour effet de lui retirer la mouche de la gueule. Il reste là, incrédule en cherchant sa proie. Le lancer suivant n’aura que pour effet de le ramener à mes pieds. Dommage. Heureusement, à quelques dizaines de mètres Jef sauve l’honneur à vue là aussi en usant de multiples ruses. Ils sont malins les bestiaux. Nous reprenons notre descente infernale. L’éclosion de sulphures est dense. Quelques ronds apparaissent. Yo et Stef tentent la sèche tandis que Matt persiste sur les bordures au stream. En désespoir de cause je fais de même. Et soudain, le choc. Une touche lourde, des coups de tête puissants suivis d’une lourdeur. Vite, sortir le poisson des branches, rentrer de la soie, se sortir de cette bordure piégeuse avec des branches qui vous feraient tomber du bateau. Il faut résoudre l’impossible équation de tenir deux rames et une canne avec seulement deux mains. Tout va à 2000 à l’heure, dans l’incertitude totale, c’est ce qui est bon avec cette pêche. Jusque là ; tout va bien, le poisson est sorti de son poste, je me suis écarté de la bordure mais je dévale à grande vitesse vers l’aval sans aucune perspective de pouvoir accoster, les plages étant aujourd’hui aussi rares que les poils sur un oeuf… Je tente une première fois de regagner le bord dans un micro trou entre deux saules mais la truite flaire le bon coup et je suis en catastrophe obligé de reculer. 50 m à l’aval, un remous plus vaste est susceptible de m’accueillir. Canne entre les genoux, je manoeuvre le bateau tant bien que mal. Il doit y avoir plusieurs mètres d’eau. Un tronc est visible à 20 cm sous la surface. A l’aide de ma rame j’essaie de l’accrocher pour amarrer le bateau. Erreur. La goupille qui retient la dame de nage se déforme et sort de son support. La rame se démanche. Sans trop savoir comment, je remets tout ça en place et continue à vouloir attraper ce tronc. La dame de nage sort à nouveau tombe et disparaît dans l’eau sombre de la Dordogne : plouf! Avec un pied j’accroche tant bien que mal le tronc. Ouf, me voilà stabilisé. Le bateau est mutilé mais je suis enfin au calme. La truite tente bien une ou deux fois profiter de la proximité des branches pour s’échapper mais sans succès. Je la monte enfin en surface pour l’observer. Ce n’est pas un monstre, un bon 50 mais avec une queue large, un corps puissant étonnant riche en point noirs. Stef et Yo qui arrivent immortalisent la remise à l’eau d’un coup de gopro. Yes ! le stream, ça marche. Pourtant, ce n’était pas gagné. A l’aide de mon couteau je coupe un peu de la corde de mon ancre pour faire une réparation de fortune qui bien entendu ne tiendra pas. Par deux fois, il faudra que je modifie mon système. Car avec une seule rame à 400 m3/s, ça ne le fait pas. Dans ces conditions, tout a son importance. Même la plus insignifiante des goupilles du bateau est vitale. Comme à notre habitude, on finira notre expédition à 22 heures à écouter les rossignols en dégustant du saucisson et en préparant nos futures descentes. On est des grands malades mais on se soigne en allant à la pêche.