Je ne sens plus mes pieds, ou plutôt, ils semblent être plongés dans de la glace, tels deux blocs lourds. Les galets restent perceptibles au-travers des chaussures. Je regarde ce beau courant. Des nuées d'un gris bleuté, des troncs lumineux, des branches dépouillées brillantes fournissent un horizon à ce miroir. Soudain des mouches, elles descendent comme dans un rêve, nombreuses, soudaines, agitées, griffant la surface en s'envolant. Des éclaboussures apparaissent mais je ne les tenterai pas, ce sont les partenaires de la fin du printemps… Je cherche les manifestations silencieuses, les remous uniques qui ne se répètent pas, un peu lents. En voici un, puis un autre là -bas… Les poissons prennent sous la surface, ils ne se montrent pas, dédaignent ces belles mouches aux ailes marbrées. La sèche est remisée, une larve sombre prend place au bout de la ligne. Je la vois toucher l'eau, un peu mollement. Je lève le bras pour tendre le tout et suivre la dérive. Je dois y être, c'était par là , le poisson doit la voir, c'est certain. Comme au premier jour, c'est l'émotion de la tirée ressentie, lorsque la ligne s'incurve et que la mouche pivote, accélère sa remontée. Un lien puissant se réactive, les doux fantômes reviennent, plus rien n'existe, je me sens disparaître, bouleversé, aspiré par la rivière, sa force, sa beauté, son pouvoir. L'éclosion dure un peu mais je ne remets pas ma sèche. Un lancer sur ma droite, puis un autre à gauche, deux, trois pas et je recommence. Une autre tirée, franche, la truite s'est prise sans que je ne fasse rien… Un insecte disparaît en aval, je retire la larve hideuse pour des petites ailes dressées et l'espoir. Elle prend sur une dérive courte. La pêche est simple, le fil épais, les poissons ont faim et ne chipotent pas. C'est encore l'hiver… Certains pêcheurs étaient souriants, le samedi de l'ouverture, ils auront pris des poissons de rêve, ceux dont tout pêcheur au fouet rêve, des truites sombres qui passent les soixante centimètres… Le rêve continue…