Folie féérique et coup du soir

15 août 2006

68 - Haut-Rhin

Rhin

elfe enchanté

Elles m’appellent. Il est l’heure. En général, elles sont plutôt ponctuelles. Quelquefois, un peu en avance. Aujourd’hui, il est 15h30 et leur appel résonne dans ma tête, vite rendue trop lourde d’injonctions et d’images qu’elles me font parvenir. La télépathie ? Assurément, j’y crois. Tous les jours elles en usent et en abusent jusqu’à m’en faire craquer. Dès lors, impossible de me concentrer sur mes dossiers. Perdu à trvaers le flot d’images et le mantra incessement psalmodié : « viens, viens nous voir, … viens, viens nous voir,… » je ne perçois plus le monde extérieur qu’à travers un filtre. Le philtre, lui, a opéré sa magie. J’ai beau faire, me lever, quitter pour quelques instants mon bureau, me concentrer sur le roulage d’un mégot que j’espère salvateur, rien n’y fait. J’avais pourtant prévu, pour ce soir, une belle soirée pour me détendre : bougies, encens et lectures diverses avaient été préparées dès ce matin, pour me faire profiter, après une journée de labeur, d’une belle soirée de douceur… Mais il est trop tard. J’ai entendu leur appel. Et elles le savent. Pardon, déconnecté de la réalité, je ne vous les avais pas encore présentées : « elles », ce sont les Morganes, déesses des eaux. Nous nous sommes rencontrés il y a 25 ans de cela, à une époque où, plongé dans l’obscurité, elles me promettaient déjà de belles virées aux frontières de leur peuple : que de beaux sentiers elles me faisaient voir alors, longeant un ruisseau de ci, un plan d’eau, une plage, de là ! Sorti de mon refuge maternel, nous nous sommes quelque peu perdus de vue. Compréhensives, elles m’ont laissé à mon apprentissage. Je les soupçonne aujourd’hui d’avoir manigancé, dès ces temps reculés, de mettre celui-ci à leur service. Dès lors que j’ai su marcher et subvenir moi-même à des besoins primaires, qui deviendraient par la suite des sources de plaisir, elles ont entrepris de croiser mon chemin, de me rappeler. Le prétexte qu’elles ont trouvé alors était muni d’une ligne fine, d’un petit toulousain, et me permettait de sortir de leur élément de menus fretins, brillants de mille feux sous le soleil de mon enfance… Depuis, elles ne m’ont plus laissé en paix… Aujourd’hui donc, elles ont fini par réussir à me plonger dans une sorte de transe. Voilà un moment déjà que mes dossiers se sont refermés, cédant la place à de multiples cartes géographiques ponctuées de lignes bleues. Et là je sais. je sais où aller. Ou plutôt je sais où elles veulent me faire venir. Ce petit courant phréatique, où s’épanouissent des callitriches, est un havre de paix pour quelques dizaines de jolis Ombres. C’est là qu’elles m’attendent. Fébrilement, je range mon cartable, me précipite en ma demeure, mes mains tremblent lorsqu’elles saisissent le liège de mon prétexte tout neuf, laissant une auréole humide de sueur sur sa fibre. Quelques instants à bord du véhicule qui me conduit et voilà le vert tendre, l’herbe grasse, qui cache le petit courant repéré plus tôt. Aujourd’hui, les Morganes ne doivent pas être de bonne humeur… Sinon, pourquoi me priver d’une douce soirée, me faire déplacer pour… pour ca ?! Je feins de mal comprendre, mais déjà leur voix cristalline résonne dans ma tête : »regarde, regarde ce que devient notre « patrimoine féerique » ! » Le radier est bien là, devant moi, l’eau qui s’y écoule, dans un murmure, reprend les plaintes des déesses… En rive droite, un gestionnaire des hydrosystèmes, qui aura fait des études et recherches avancées pour saisir le monde aquatique, a jugé opportun de créer une digue, rectiligne, pentue, et dépourvue de végétation. Pire encore plus à l’aval, des clotûres empêchent de se rapprocher de ce qui était un petit paradis de l’Ombre à l’ombre des grands Saules, et sera bientôt voué à la production électrique. Pour se racheter (ou pour soulager sa conscience ?), la fée électricité projette la création, outre d’une micro-centrale, de passes à poissons. Sans doute celles situées en rive droite du beau fleuve sont-elles insuffisantes pour laisser passer tous ces poissons, en fuite devant tant de réflexion et de projets… Mon prétexte à la main, je ne peux que constater les conséquences de cette lumineuse idée. La soie n’en passera pas les anneaux ce soir. Un mélange triste de honte et de culpabilité m’envahit devant les lamentations de mes hôtesses. Comment dès lors pourrais-je prétendre à prélever, ne serait-ce que pour un instant, un peu de la vie de ces poissons qui, de toute manière, ont préféré fuir cet odieux crime ? Penaud, je m’asseois dans l’herbe. Quand le soleil aura couché ses derniers rayons sur le fleuve, je me lèverai, doucement, et regagnerai ma tanière citadine, en silence, presque honteux de troubler l’ordre que la Nature, en bonne mère, aura établi. Ma méditation se poursuivra certainement un moment encore… Et puis ce soir, enfoncé dans mon oreiller, la délivrance arrivera… Comme pour me consoler de cette soirée de repentir, ou bien pour m’en remercier, qui sait ? Les Morganes referont leur apparition. Elles me conduiront cette fois vers de doux songes, vagabondant de pools majestueux en courants fougueux, observant et désirant m’immiscer, pour une seconde, c’est promis !, dans cette vie qui s’écoule, invariablement, là, entre deux massifs de renoncules… Demain, vers 16 heures, ces douces fées, que je maudis quelques fois, reviendront m’appeler… Peut-être me laisseront-elles alors, au comble de la folie, caresser la robe cuivrée ponctuée de rouge de celle qui vit là, bercée par les turbulences du fleuve…

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