S’il y a bien un dénominatif qui colle à la peau de ce poisson c’est bien celui de fantasque. Dans les articles halieutiques, il n’est pas un auteur qui n’emploie ce terme à son sujet.
Dans les dictionnaires, on en trouve la définition suivante : « qui est sujet à des fantaisies, des sautes d’humeur ; dont on ne peut prévoir le comportement. Voir bizarre, capricieux, changeant, lunatique, original. » Or pour moi, qui pêche régulièrement l’ombre depuis de nombreuses années, il est tout sauf fantasque.
Ce poisson a un mode de vie différent de celui de la truite. Celle-ci beaucoup plus craintive, part ce cacher à la moindre alerte. Parfois piscivore, généralement dotée d’un taux de croissance plus faible, elle passe moins de temps à s’alimenter d’insectes. Le système de défense de la truite sur bien des rivières est basé sur la fuite, la vie nocturne ou la prise en surface d’insectes de très petite taille (truites gobant des minuscules chironomes à longueur de journée sur les lisses des rivières pyrénéennes).
L’ombre est presque exclusivement insectivore en France. Il ne se cache pas sous les berges et vit à longueur de journée sur les gravières dégagées. C’est un goulu qui se nourrit la plupart du temps. Il n’est pas rare qu’un ombre consomme plusieurs centaines d’insectes dans une seule journée. Cela le rend particulièrement vulnérable à la pression de pêche mais cela en fait un partenaire de choix pour le pêcheur à la mouche.
Dans les pays scandinaves où les populations d’ombres sont abondantes et peu pêchées, ces poissons sont facilement capturables à la mouche. Mais sur les parcours français, qui reçoivent une pression de pêche importante en raison de l’engouement pour la pêche de ce poisson, il a du s’adapter faute de quoi, il aurait disparu. Du coup, à force d’être pêché, remis à l’eau, décroché, il devient parfois difficile à leurrer au point de rendre son comportement incompréhensible au premier abord.
Une gravière surfréquentée?
Sur les gravières de la Dordogne, de la Vienne, de la Loue, de l’Ain ou du Doubs, il se passe en effet rarement une journée où les niveaux sont bons sans qu’un pêcheur ne lance ses mouches au devant d’un ombre gobeur. Si l’imitation est ressemblante et bien présentée, le poisson sera pris au premier passage. En revanche, si la mouche drague, le poisson monte court ou fait un refus au dernier moment. L’ombre contrairement à la truite qui se serait callée, va continuer à s’alimenter à quelques mètres du pêcheur. Mais il a eu le temps de photographier la mouche. Si bien qu’il ne remontera que rarement dessus. De plus, il sait dorénavant qu’il est pêché ce qui le rend plus méfiant. Les gobages se poursuivent toutefois sur les insectes naturels mais le poisson ne monte pas sur cette mouche qu’il a déjà vue. Devant cette situation, le pêcheur change d’imitation mais rarement de dérive. Si bien que la nouvelle mouche a des chances de mal dériver aussi. Le poisson la voit, monte court et la photographie. Le pêcheur y passe sa boite et fini par remettre en doute ses capacités jusqu’à ce qu’il mette cette petite imitation rose ignorée depuis deux saisons au bout de son bas de ligne. Un posé un peu plus détendu, la mouche flotte plus bas, l’ombre se laisse prendre. Vous voyez bien, je vous l’avait dit, l’ombre est un poisson fantasque. Il a pris sur du rose.
Deux pêcheurs sur la Vienne
Persuadé d’avoir trouvé la mouche miracle, notre pêcheur la lance vers les autres poissons du banc avec un succès mitigé. Puis, loin de les avoir tous pris, il ne fait plus rien monter sur sa mouche rose. Bizarre… Plus bas sur la gravière d’autres pêcheurs ont pris des ombres avec tout un tas de mouches différentes. Eux aussi sont persuadés d’avoir la bonne. Au total, certaines journées, tout le monde aura pris des poissons qui mangeaient les mêmes insectes avec autant de mouches différentes qu’il y avait de pêcheurs.
Vu sous cet angle, une première analyse superficielle suffit à qualifier ce comportement de fantasque.
Mais pris individuellement, chaque poisson réagit à une logique stéréotypée pour déjouer les pièges des pêcheurs. Tant qu’il ne sait pas qu’il est pêché, il est peu méfiant à l’égard des mouches qui lui sont présentées. Si bien qu’il est possible lors d’une première dérive d’en prendre avec de grosses mouches qui flottent haut pour peu qu’elles ressemblent à un insecte habituellement présent dans l’environnement immédiat des poissons.
Toutefois, les choses changent rapidement lorsque le poisson a été pêché plusieurs fois. Il suffit qu’il ait détecté un draguage ou un modèle grossier pour que sa vigilance monte d’un cran. Ensuite, même s’il continue de gober les insectes naturels, il va devenir intransigeant sur la présentation tout en restant tolérant sur les modèles de mouches qui déclenchent habituellement des montées. Si bien que lorsque vous avez raté un ombre sur un modèle, il est rare qu’il remonte dessus. Le lui représenter immédiatement ne servirait qu’à lui confirmer votre présence. Il faut alors lui présenter un nouveau modèle de mouche évoquant si possible la proie du moment mais différent du précédent.
C’est là que monter ses propres mouches devient un avantage évident. Il est alors possible de confectionner des variantes qui s’avèrent bien utiles après les refus. Mais à chaque erreur, vous éduquez le poisson. Si bien qu’au bout d’un moment, la confrontation consiste à bien présenter au poisson des modèles originaux qu’il n’a jamais vu.
Des mouches originales.
Dans le temps, au fil des jours, cela se résume à une course poursuite entre la capacité du poisson à photographier des modèles « dangereux » et la capacité du pêcheur à inventer de nouveaux modèles.
Le combat tourne souvent à l’avantage du poisson qui en plus au fil du temps apprend à recracher au plus vite les mouches. Donc même si on a mis au point une artificielle séduisante qui sera prise en bouche par le poisson, il faut ferrer très vite sinon le poisson l’aura recraché (et mise en mémoire) réduisant à néant tous les efforts d’imagination.
Pauvre pêcheur me direz vous. La mémoire de l’ombre a toutefois des faiblesses. Une longue période de non pêche le rend moins regardant vis-à-vis des mouches. Il y a donc des moments fastes lors des périodes d’ouverture de la pêche, les premiers jours après une période de hauts niveau ou lors de grosses éclosions au cours desquelles les gros ombres regardent vers la surface. Le temps passant, les ombres oublient aussi les modèles qui leur ont causé des soucis. De plus, certains modèles sont tellement appétissants qu’ils font toujours de l’effet même aux poissons les plus éduqués.
Malgré tout, quelques jours de pêche intensive suffisent en général pour que les poissons s’éduquent au point de devenir difficilement prenables. Ce sont alors d’incessants changements de mouches qui vous attendent avec des montées courtes, des refus et heureusement quelques prises.
Mais n’est-ce pas là la beauté de cette pêche. Tenter de leurrer des partenaires dont le degré de vigilance varie en fonction de la pression de pêche, tenter de prendre de cours leur « catalogue de mouches » en inventant sans arrêt de nouveaux modèles ? Les remettre à l’eau avec le plus grand soin pour voir si le lendemain, ils se souviendront du modèle avec lequel on les a capturé la veille ?
Relâchez vos rêves
Alors, l’ombre, un poisson « bizarre, capricieux, changeant, lunatique, original » ? Non, il s’agit surtout d’un poisson qui a mis en place un mode de défense vis à vis des pêcheurs basé sur le repérage des dérives suspectes (draguages, bas de ligne visible…) et des imitations qui lui sont proposées. Un ombre qui mange des insectes n’est qu’un poisson vulnérable qu’il est tout à fait possible de leurrer avec une mouche artificielle qui imite cet insecte si elle est bien présentée. Et c’est ce qui se passe le plus souvent. Mais de rencontre malchanceuses avec des hameçons à l’apprentissage des leurres qui passent souvent en draguant au dessus de lui, ce poisson à appris à mémoriser très rapidement différentes situations et modèles de mouches dangereux . Il en devient alors parfois assez difficile à prendre. La course poursuite avec lui pour la création de modèles originaux est alors en marche. C’est ce qui fait le charme de la pêche de l’ombre, ce qui nous fait rêver. C’est à ce titre que ce poisson est fantastique dans le sens noble du terme car il fait appel à notre imagination.
Alors pour que le rêve dure encore longtemps, relâchez vos rêves.
Auteur: Frédéric Serre